I
l y a un an, le 3 janvier 2010, disparaissait Tibet, connu notamment pour ses séries Chick Bill et Ric Hochet. Cette année écoulée aura vu la publication de ses derniers travaux, le troisième tome d’Aldo Rémy, La rage au cœur, et le soixante-dix-huitième de Ric Hochet, À la poursuite du griffon d’or, inachevé, sur un scénario d’André-Paul Duchâteau, son complice depuis soixante ans.
La création d’Aldo Rémy résultait d’une volonté de l’ancien collaborateur du Journal de Tintin de s’essayer à une série plus personnelle, de s’adresser à un lectorat plus adulte et moins traditionnel, de changer d’univers pour un autre plus réaliste et plus libre, tout en retrouvant un peu de l’ambiance de sa jeunesse méridionale et populaire. Un héros « sympa, mais minable », des personnages féminins se dénudant plus volontiers, un langage lui aussi plus débraillé, franchissant les limites du « bonsoir de bonsoir » (le juron le plus osé du vocabulaire du commissaire Bourdon), et le libre cours donné au goût de l’auteur pour les calembours : tel était le programme.
Refusé par le Lombard, éditeur historique de Tibet, de peur de casser l’image de l’auteur de Ric Hochet, mal accueilli par Glénat du fait de ventes insuffisantes, Aldo Rémy, pour sa troisième et dernière aventure, s’est invité sous l’enseigne cannoise du « Gang », groupe d’amis de l’auteur, à qui l’on doit également un carnet d’hommages de dix-sept pages placé à la fin de la première édition de l’album. L’histoire commence alors qu’Aldo débarque avec sa copine Marion dans une maison abandonnée à la campagne que leur laisse un ami. Première déconvenue : la place n’est pas si déserte que prévu et le nez d’Aldo croise le chemin d’un squatteur du genre castagneur. Puis, c’est Marion qui disparaît après avoir fourré le sien (de nez) d’un peu trop près dans les affaires d’une mendiante croisée deux fois en ville avec, elle en est sûre, deux bébés différents dans les bras...
Avec La rage au cœur, Tibet aborde le sujet de la traite des blanches et des réseaux mafieux qui se cachent parfois derrière la mendicité, avec un réalisme cru voire une certaine propension au trash, mais également sans se départir de son ironie, le ton restant largement humoristique. Le cocktail ne s’embarrasse guère de la notion de bon goût, et certains lecteurs pourront, à ce titre, être déstabilisés, par exemple lorsqu’une blague gentiment macho vient s’intercaler entre deux considérations sur les mutilations subies par un enfant. Mais ce genre de mélange représente sans doute la personnalité de Tibet telle qu’elle s’exprimait le plus librement et le plus directement.
À la poursuite du griffon d’or s’oppose diamétralement, quant à lui, au style d’Aldo Rémy. Averti par un coup de téléphone anonyme et par l’envoi d’un plan « avec une croix indiquée en rouge », Ric Hochet, accompagné de la fidèle Nadine, découvre dans les bois un homme ligoté à un arbre avec une ceinture d’explosifs. Surpris par l’arrivée du journaliste, un homme masqué, caché un peu plus loin, provoque la détonation fatale. Le tueur est bientôt identifié comme étant le mystérieux « Monsieur Bombe », un serial killer au visage toujours recouvert d’un cagoule. Quant à la victime, Calewski, elle participait à une chasse au trésor organisée par un milliardaire excentrique, le baron Barney. L’enjeu est le Griffon d’Or, une très ancienne statuette en or massif incrustée de diamants, que réclame par ailleurs le gouvernement chinois. Est-ce celui-ci qui se cache derrière les attaques contre les chercheurs de trésor, ou d’autres intérêts sont-ils aussi en jeu ?
Intrigue bigger than life à la crédibilité minimale, rebondissements rocambolesques et souvent téléphonés, personnages campés droits dans leurs stéréotypes – plus quelques touches flirtant avec le racisme ordinaire dans l’évocation des asiatiques, ce qui n’arrange rien –, côté scénario il faut bien constater que ce soixante-dix-huitième tome de Ric Hochet ne fait que confirmer que la série (dont la continuation a été annoncée) apparaît de plus en plus datée et de moins en moins inspirée, même si certains passages suscitent, et méritent, néanmoins l’attention. L’album vaut, en revanche, pour le coup d’œil qu’il permet dans les coulisses du travail de Tibet dessinateur. Vingt-huit pages de story-board sont mises en regard des vingt-huit planches sur lesquelles Tibet a travaillé, dans des états d’avancement divers : douze planches finies, prêtes à être mises en couleurs, cinq planches achevées mais que Tibet prévoyait de remanier, neuf planches partiellement encrées en vue d’être livrées au décoriste, et une dernière planche ne comportant qu’un strip crayonné. Tibet est mort une heure après en avoir dessiné la dernière case – un gros plan sur le visage soucieux de son héros.
Aldo Rémy aurait fait grincer les dents d’Hergé, l’ancien patron de Tibet, tandis qu’À la poursuite du griffon d’or est un peu (toutes proportions gardées) son Tintin et l’Alph’Art. Dissemblables mais peut-être complémentaires, ces deux titres proposent deux regards différents sur l’œuvre d’un auteur qui refusait d’être considéré comme un « grand » de la bande dessinée, mais l’aura néanmoins marquée de son empreinte.