Résumé: Il est dit au Japon qu'au Commencement était non pas un, mais deux dieux - Izanagi l'homme et Izanami la femme – car dans ce pays qui pose une histoire de cœur au départ de tout, la seule chose importante c'est d'aller à la rencontre de l'autre. Que l'autre soit mâle, femelle, végétal, animal, dieu, étoile ou fantôme, peu importe. Aucun être ne peut s'accomplir sans avoir poursuivi, sur la trace des dieux, cette quête vers l'inconnu(e).Dans la Genèse japonaise, donc, le monde est le résultat d'un acte d'amour entre deux êtres qui, préalablement, tournent autour d'un poteau pour mimer la première rencontre : « Oh quel beau jeune homme !», s'exclame Izanami en simulant la surprise. « Oh quelle belle jeune fille !», s'exclame Izanagi, qui lui renvoie l'image en miroir du coup de foudre... Après quoi, les amoureux mythiques procèdent aux multiples étreintes qui donnent naissance à ce qui existe, y compris les êtres humains, tous issus de ce désir qui a porté la première femme vers le premier homme.Cet ouvrage recense les cent histoires d'amour les plus connues du Japon, décryptées et commentées par des artistes, des anthropologues ou des historiens. Entrez dans la danse de ces multiples désirs croisés qui reflètent, chacun, une parcelle du nihon no kokoro : "le cœur du Japon".
A
mour.
Koi.
D’un mot à l’autre, plus que la trahison inévitable d’une traduction imparfaite, il y a un monde de différence, un fossé culturel difficile à appréhender pleinement. En effet, quand l’Occidental prononce « Je t’aime », le Japonais murmure à l’aimée « La Lune est belle ». Quand l’un verbalise à l’envi le sentiment amoureux et le veut durable, si ce n’est éternel, l’autre s’attache à vivre et goûter l’instantanéité de l’intimité charnelle, son caractère éphémère.
Voilà ce qu’Agnès Giard (L’imaginaire érotique au Japon et Les objets du désir au Japon) entreprend d’expliquer dans Les histoires d’amour au Japon. Des mythes fondateurs aux fables contemporaines, un impressionnant pavé édité par Glénat. Son introduction circonstanciée éclaire déjà sur certains points, en mettant en avant la passion originelle entre Izanami et Izanagi, premier couple divin et source de la genèse du monde, mais aussi le caractère hautement chimérique des nombreuses romances – majoritairement tragiques - qui peuplent la littérature nippone. Puis, l’auteure décline à travers dix-sept chapitres et une centaine de légendes les multiples aspects de la passion amoureuse dans la tradition écrite et orale japonaise.
En cinq cents pages denses et intéressantes, divers récits évoquent plusieurs thèmes : l’éternité dans la mort, le désir augmenté par l’attente, les relations déviantes (particulièrement l’inceste), la jalousie, le dévouement, les idylles ressemblant à des rêves, le moment des adieux, les promesses non tenues… Il y est question de nobles et de roturiers, de pêcheurs, de samouraïs et de femmes-animaux, d’épouses et de courtisanes, de moines, d’enfants et de fantômes. Mythes, fables, romans et poèmes de toutes époques, à commencer par le fameux Dit du Genji, constituent le fond foisonnant et varié sur lequel s’appuie Agnès Giard pour transporter le lecteur dans cet univers singulier de l’amour vu et vécu par les natifs du Pays du soleil levant. À ces fictions viennent également se mêler d’authentiques histoires, des idylles bien réelles qui ont marqué leur temps. Parmi celles-ci, le marathon érotique d’Abe Sada en 1936, couronné par le trépas et l’émasculation de son amant, demeure vivace dans les mémoires et a été immortalisé au cinéma par Nagisa Oshima dans L’empire des sens.
Si une partie des récits retranscrits sont très anciens, leurs variations et interprétations se perpétuent jusqu’à aujourd’hui et de nombreux schémas classiques sont renouvelés par l’infinité des déclinaisons imaginées – tel personnage ou tel détail différant de l’original. Par ailleurs, loin de se cantonner au passé, l’auteure ne manque pas de souligner les évolutions actuelles autour de l’amour, de la manière de se déclarer ou de le vivre. Elle aborde aussi le rapport conflictuel qui a existé, à une époque, entre le bouddhisme et le sexe faible. Pour ne rien gâcher, l’ouvrage est magnifiquement illustré. Estampes, gravures, peintures, photos, œuvres contemporaines se côtoient pour rendre visuellement la richesse du sujet et de son traitement dans l’art nippon d’hier et d’aujourd’hui. De sveltes silhouettes de geisha du XVIIIème siècle répondent à des compositions dérangeantes où le kawaï se pare de touches horrifiques, où des insectes émergent de corps pâmés. Ailleurs, des phallus turgescents se dressent fièrement, tandis que des kamis aux expressions perverses semblent présider au plaisir, ou encore des silhouettes féminines sont la proie de tentacules explorant goulûment leurs humides cavités secrètes.
Fait pour les nippophiles désireux de mieux connaître le Japon, ce livre complet et documenté pourra toutefois également intéresser les amateurs de mangas. Car, bien qu’aucune série n’y soit représentée, l’ensemble du propos trouve un écho dans les trames de bien des titres, tous genres confondus – même si on pense d’abord au shojo et au josei. La BD japonaise ne manque pas de spectres vengeurs de malheureuses éconduites ou autres esprits malins, quand ce ne sont pas d’anodines remarques ou détails qui paraitront mièvres ou exagérés à l’Européen, mais sont chargés de signification au Pays du soleil levant. De ce point de vue, le présent ouvrage offre une belle opportunité au mangavore curieux d’aller un peu plus loin, en rapprochant ses lectures des explications liées à de nombreuses traditions.
Une superbe somme remplie d'enseignements à consulter pour en savoir plus sur la conception de l'amour au Japon à travers la littérature et l'Art.