Jacques Prévert n'est pas un poète

P oète, scénariste, écrivain, journaliste, artiste visuel, comme le veut sa légendaire liste, Jacques Prévert (1900 - 1977) est fait d’un peu tout et beaucoup plus. C’est surtout une figure centrale, mais discrète, de l’intelligentsia française de la première moitié du XXe siècle. Surréaliste ? Il l’a été un court instant. Militant engagé ? Même s’il a joué une de ses pièces de théâtre devant Staline, il n’a jamais pris de carte dans aucun parti. Cheville ouvrière d’un certain cinéma poétique ? Oui, mais toujours en retrait, laissant les autres montrer et déclamer ses mots. Bien trop futé pour se laisser enfermer dans une catégorie, il est resté fidèle à ses convictions (travailler le moins possible), à ses amis et à sa liberté.

Il est toujours délicat de raconter un créateur : chronologie appliquée ou mise en exergue de quelques moments révélateurs d’une trajectoire ? Témoignages de proches ou narration à la première personne ? Hervé Bourhis et Christian Cailleaux ont préféré ne pas faire de choix définitif dans Jacques Prévert n’est pas un poète. Certes, globalement, l’ouvrage suit les pas de l’auteur de Paroles, de sa jeunesse dans les années 20 à l’aube de sa gloire à la Libération. Entre deux, l'action se décompose en souvenirs personnels, précisions historiques, retours en arrière enchâssés, quelques trop rares extraits de son répertoire ponctuant anecdotes et autres épisodes souvent truculents. Oui, vu d’ici, la vie de bohème à laquelle Prévert s’est consciencieusement appliqué les années durant fait envie. Du Café de Flore aux nuits de Saint-Germain-des-Prés (les vraies, celles d’avant-guerre) à ses retraites à Saint-Paul-de-Vence, le livre fait revivre les plus beaux instants de l’agitation intellectuelle de la Capitale. Même quand le propos devient grave – Robert Desnos ne reviendra pas de Theresienstadt -, le ton n’a pas le temps de vraiment s’assombrir. Vision idyllique ou fantasmée ? Oui, sans doute, mais c’est peut-être pour le mieux.

La mise en image suit la même méthode. Les planches, à la construction souvent ouverte et éclatée, sont vivantes, généreuses. Comme son sujet, le dessinateur joue la carte des collages et s’amuse en multipliant les clins d’œil et les trouvailles graphiques. Pour autant, la lecture reste parfaitement fluide. Même si une connaissance de la « faune » locale est préférable pour ne pas se perdre dans ce défilé continu de personnalités célèbres, les portraits qu’en dresse Cailleaux sont suffisamment ressemblants et parlants pour s’y retrouver.

Massif et dense, Jacques Prévert n’est pas un poète est un album qui demande un minimum d’effort pour vraiment s’apprécier. Non pas que l’ensemble soit aride, loin de là. Simplement, le fourmillement continuel d’informations et la richesse des situations exigent vraiment qu’on prenne son temps. À ce propos, les imposantes bibliographie et filmographie proposées en postface témoigne une ultime fois de l’intensité de cette existence au service de la création.

Moyenne des chroniqueurs
8.0